Choisy-le-Roi, 17-12-2001
Ce qui choque, le conserver. Ne rien atténuer, une forme, quelque chose qu’on ne comprend pas, qui fait tache, ne salit pas plus qu’une tache mais dérange. Les grands formats couleurs émergent-ils ?
“Le lent, le petit temps s’achève...”
Les dessins noirs persistent, sauvagerie. Sauvagerie de la civilisation détournée où les robots se retrouvent à la casse puisque les hommes jouent leur rôle à la perfection, en rajoutent même un peu.
Certaines formes sont noires, inhabitées seulement violentes comme des lames de moissonneuses. “Nous avons nettoyé”.
Des lignes hésitent, souffrent. J’ai dans la main la fatigue de l’hiver.
Dessiner durement, enserrer le crayon, appuyer ses déplacements. Plus tard j’effleure. Des formes sont familières, humaines, animales, d’autres inconnues. La main en sait peut-être plus long sur elles.
Runan, 21-08-2002
L’été persiste, nuance automnale. Le désir se promène. Je bouge, ainsi trouve-t-on ce qu’on ne cherche pas. Je rejoins le dessin, à moins qu’au passage je ne sois victime de Fantômas.
Je regarde Mantegna, le plus allemand des italiens. Dessin sans complaisance, un peu cassé, fracassé. Je regardais ce mort divin, les pieds en avant et la tête morte. Le sexe serait énorme s’il n’était voilé, énorme, favorisé moins que les orteils par la perspective, sexe sans descendance et dont la vie n’est jamais évoquée. Sexe, scandale, Michel-Ange rétrécit l’organe mais cela ne suffit pas.
Rien ne peut retenir un trait, ni la main-outil, ni l’esprit-complice. Le désir ne tolère aucune défection, ni celle de la moindre cellule, ni celle d’un auriculaire.
J’ai toujours envie de dire que la vie est belle mais je n’en sais rien.
Choisy-le Roi, 24-01-2002
Matinée rouge. Retour enfin à la couleur. Rouge interrompu de déchirures blanches, habité de corps incohérents. Peut-être ne voit-on que des vivants.
Goya un peu silencieux. Bruegel, “Le triomphe de la mort” ou “Dulle Griet”.
Le triomphe de la mort, c’est la mort. Elle traverse l’espace à cheval, sans oriflamme, nue, assise jambes pendantes. Cheval-banc de profil, la mort de face. Cheval plat, mort aplatie, accablée tandis que ses acolytes, sûrs d’avoir le dernier mot s’occupent à neutraliser tout ce qui bouge. Le paysage rougeoie. Il ne deviendra ni blanc, ni noir, ni gris, plus mort que le paysage de Goma, sous la lave figée.
Je ne quitte pas l’atelier le coeur léger. Il me faut de longues présences, de temps de me confronter aux présences murales.
Des afghans vivent en troglodytes dans les falaises où persistent les hautes niches des Bouddhas détruits. A Goma des hommes reviennent accompagnés de femmes drapées. Une armée de pelleteurs repousse les laves durcies. Ici des artistes produisent comme si le faux-pas compromettait la création. L’enfer plus que de démons de chapiteaux serait peuplé d’objets parfaits, commentés par des experts bien mis.
Choisy-le Roi, 18-11-2003
J’ai retrouvé des papiers de 2002. Je m’y rejoins malgré les bouleversements. La peinture n’est plus celle des taches déchirées. Le rite technique m’enfermait m’interdisant l’abandon pour une pensée fugace, un coup de dés. Retrouver “les peintures idiotes”.
La guerre, les désirs, la danse, compassion-cruauté. Corps plus présents, malmenés toujours.
Le support n’est plus le même. Le papier passe de 185 à 300g. Lascaux succède à Golden. Un porte-mine enserre des mines graphites de 5mm, 4 ou 6B.
Les nouveaux instruments s’imposent avec le temps, petit à petit, temps de tenter, tester, répéter, maîtriser les outils et les gestes. Le temps surtout d’admettre les “effets” de la peinture (Delacroix cherche des “effets”). La matérialité de la peinture, mise à distance, revient avec ses mensonges, la vérité et le charme dans l’insoutenable cruauté. Elle résonne cacophoniquement. Elle déchire, ce n’est pas nouveau. Le crayon cherche les corps invisibles lors des séances de pose des écoles, entraperçus, méconnaissables, hurlants à la télévision. Les guerriers sont-ils impassibles, glorieux ou cyniques occupés à émasculer, violer, découper comme dans les “Désastres” ? “Je l’ai vu”, dit Goya.
Ils avouent trembler et revendiquent le retour.
Choisy-le Roi, 20-11-2003
La surface blanche, légèrement humidifiée, peu tendue, le papier. Le crayon, porte-mine graphite presque toujours précède. Pas de projet. Les corps se démèneront, confronté plus que turbulents. La couleur s’en prend au dessin, quelques secondes plus tard. Elle écrase les noirs qui la troublent. La mine revient, retrouve le papier sous la couleur fraîche, creuse un sillon. Tout est rapide jusqu’à l’épuisement. Les coups pleuvent puis s’espacent. Affrontement, jeu, connivence.
La peinture comme un acte. Ici maintenant, physique, doigts-pinceaux mais aussi enserrant le porte-mine jusqu’à en briser le plastique, jusqu’aux douleurs articulaires et musculaires.
La tension, l’attention.
Ce qui arrive, surprise peu préméditée.
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“Qu’éprouvez-vous ?”
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Oui, de la colère, de l’indignation, une fureur allumeuse du plaisir de l’acte provocateur de faux-pas et mettant en déroute le picturalement correct.
La survie de la peinture ne sera que par le regard plus tard porté sur elle. Sa vie aujourd’hui ne peut se fonder que sur ce qui la porte.
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“Qu’éprouvez-vous ?”
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Les incendies, les ruines sont sur les écrans, les visages, le pouvoir politique et ses masques. Les incendies rougeoient aux horizons de Bosch et Bruegel. Gibets, fosses communes ouvertes. Triomphe de la mort, cadavres, larmes, cris, tranchées, barbelés. Goya, Dix, Picasso, Kubrick.
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Les événements ne manquent pas de références.
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“Qu’éprouvez-vous ?”
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L’étrangeté.